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Quelque léger que fût le joug de la rime pour les anglais, les anglais, il déplaisait à la liberté anglaise : Shakespeare et Milton osèrent s'en affranchir.

Ce coup hardi réussit et amena une grande révolution dans la littérature. Alors s'établirent deux genres de poésie absolument opposés, et contraste parfait l'un de l'autre. La rime, conservée ou rejettée, n'est que la moindre des différences qui existent entr'eux.

La poésie anglaise non rimée a, excepté le rythme des spondées et des dactiles, tous les caractères de la poésie latine. Les inversions sont plus hardies, les épithètes plus accumulées; les pensées, déjà développées, se développent encore; la fin d'une période est rejettée au commencement du vers suivant; c'est un enjambement prolongé du vers sur le vers; on en voit dix, vingt, trente se suivre sans alinéa, et ce long enchaînement a rempli la page avant que la ligne et le sens ayent une fin commune.

La poésie anglaise rimée est celle de Boileau, de Racine, de Voltaire ; la ligne renferme le sens, s'arrête avec lui. La rime fait souvent, comme en français, marcher les vers deux à deux; ils n'ont plus le même luxe d'épithètes, la même liberté d'inversions; l'enjambement y est proscrit; la pensée y acquiert plus de précision et moins de développement.

Le génie indépendant de Shakespeare ne put s'asservir à la rime; il composa ses tragédies en vers blancs ou non rimés; seulement, à la fin de chaque acte il conserva une tirade rimée de dix à douze vers.

Jaloux de la gloire de Shakespeare, et comptant sur sa facilité à rimer Dryden se déclara chef du parti opposé; il donna une tragédie rimée qu'il fit précéder d'une diatribe véhémente contre les vers blancs. Il composa, dans le même style, deux ou trois autres tragédies, et finit par abandonner la rime

dans ses pièces de théâtre. La lutte était trop inégale l'esprit de Dryden ne pouvait l'emporter sur le génie de Shakespeare, d'ailleurs le goût national avait décidé la question.

Les vers blancs sont restés depuis en possession de la scène; mais, dans les autres espèces de poëmes, les auteurs se sont partagés.

Parmi les meilleurs poëtes anglais, la poésie rimée compte pour ses adhé

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du théâtre; mais celle-ci s'est conservée, exclusivement à l'autre, dans la satire, l'épître, l'églogue, l'élégie, l'ode, la chanson et les poésies légères. Enfin les deux rivales se partagent les poëmes épiques, didactiques, descriptifs ou

moraux,

Que l'on ne croye pas, au surplus, les vers blancs plus faciles à faire que les autres. La rime ne paraît une difficulté qu'à ceux qui ne font pas de vers; mais elle n'a jamais embarrassé ni les bons poëtes, ni les mauvais versificateurs, et la preuve en est dans cette immense quantité de rimes que les uns

et les autres ont fournies.

Ce qui est difficile, dans la poésie, c'est la beauté de la pensée, la grâce de l'expression, et l'harmonie du rythme. Voilà ce qui est rare, ce qui n'appartient qu'aux grands maîtres; tandis que la rime, même la plus riche, leur est commune avec les plus médiocres éco

J'ai quelquefois essayé de dicter, aussi vite que l'on pouvait écrire, cinquante vers français, même sur un sujet donné. Ils étaient parfaitement exacts pour la mesure, pour la rime. Je le ferais même en anglais, quoique je parle peu cette langue; je le ferais en italien, dictant même alternativement dans chacune des trois langues, mais il en résulterait des vers bien mauvais; aussi n'ai - je jamais trouvé le moindre mérite aux improvisateurs.

Verses abound

Where never yet a daring thought was found; But counted feet is poesy

defin'd.

And starv'd conceits that chill the reader's mind, A little sense in many words imply,

And drag in loitering numbers slowly by.*

Ils abondent ces vers

où jamais on ne trouve une pensée hardie,
où la poésie consiste à compter les pieds,
où de maigres idées glacent l'esprit du lecteur
renferment peu de sens dans beaucoup de mots
et se traînent lentement dans des mesures oiseuses.

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